En droit français, l’article 12 du code de procédure civile impose au juge de « donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée. »
De la même façon qu’ «aucune proposition ne peut rien dire à son propre sujet puisque le signe propositionnel ne saurait être contenu en lui-même», il n’est pas possible qu’une proposition dise d’elle-même qu’elle est vraie déclarait le mathématicien Gottlob Frege.
Justement au début de la transformation du conflit entre la Russie et l’Ukraine en confrontation armée, CNN ne publiait aucun article sur le sujet sans accoler au terme « agression » la locution « non provoquée » comme si le simple fait de mentionner « non provoquée » suffisait à établir la vérité du narratif de CNN.
Or depuis plusieurs mois, les narratifs qui soutiennent le caractère « non provoquée » de l’agression russe ne cessent de se fissurer.
Le 24 mai 2023, le groupe de réflexion Tsinghua a publié le premier rapport sur les « perspectives chinoises sur la sécurité internationale » qui révèle qu’environ 80 % des personnes (chinois) interrogées pensent que la principale responsabilité de la crise ukrainienne incombe aux États-Unis et aux pays occidentaux.
Ce regard extérieur est révélateur et assez proche de celui que portent les français qui ont su conservé leur esprit critique.
Mais comment adopter une attitude non militante sur l’examen de la question du caractère provoqué ou non provoqué de cette guerre ?
Évidemment, il n’existe pas de méthode infaillible pour déterminer si la proposition « cette agression n’a pas été provoquée » est vraie ou fausse.
Sélectionnons cependant à titre d’exercice un régime de causalité pauvre, c’est à dire synchronique qui embrasse une période de deux jours, situé entre le jour précédent l’agression et le jour de l’agression.
Dans ce cadre étroit, il est relativement aisé d’affirmer que l’agression n’a pas été provoquée.
Quel est le changement d’état de choses entre hier et aujourd’hui, qui pourrait laisser penser que l’intervention russe fut provoquée ?
Il est tout naturellement difficile de répondre à cette question.
Si l’on passe d’un régime de causalité décharné à un régime de causalité riche qui s’intéresse à la chaine causale ayant mené à un état de chose présent, la perspective est évidemment différente.
Cette perspective qui s’inscrit sur la durée sera celle que retiendra l’historien ou le spécialiste de la géopolique.
Pour répondre à la question que soulève notre article, il est possible d’utiliser des types de raisonnements qui sont communément utilisés à la fois dans la vie quotidienne et par la science.
Il s’agira par exemple du raisonnement contrefactuel qui en l’espèce se traduira par la question suivante :
« Que se serait-il passé si les États Unis n’avaient pas poussé vers l’élargissement de l’OTAN et de l’EU vers l’Est ? »
Le 12 juillet 2018, la déclaration de la Commission OTAN-GEORGIE au sommet de Bruxelles indique :
« La Géorgie compte parmi les plus proches partenaires d’opération de l’Alliance, et est un partenaire bénéficiant du programme « nouvelles opportunités ».
Les Alliés apprécient vivement le soutien continu que la Géorgie apporte aux opérations et aux missions de l’OTAN, et notamment sa contribution à la Force de réaction de l’OTAN et sa contribution importante à la mission Resolute Support (RSM).
La Géorgie est l’un des principaux fournisseurs de troupes à la RSM. Nous tenons à reconnaître les sacrifices et les contributions du peuple géorgien au service de notre sécurité commune. Ces efforts, ainsi que la participation de la Géorgie aux opérations dirigées par l’Union européenne, témoignent de l’engagement et de la capacité du pays à contribuer à la sécurité euroatlantique. »
Le 7 décembre 2007, l’OTAN dans sa déclaration indique :
« Les ministres des Affaires étrangères des pays de la Commission OTAN-Ukraine, réunis aujourd’hui à Bruxelles, ont souligné l’importance du Partenariat spécifique entre l’OTAN et l’Ukraine pour la sécurité et la stabilité de la région euro-atlantique tout entière, rappelant dans ce contexte le dixième anniversaire de la Charte de partenariat spécifique.
Ils ont fait le point sur les progrès accomplis dans la coopération OTAN-Ukraine depuis leur dernière réunion.
Les ministres ont également examiné les priorités que l’Ukraine s’est fixées pour ses politiques étrangère et de sécurité, ainsi que les perspectives de développement des relations OTAN-Ukraine, notamment le plan d’action OTAN-Ukraine et le Dialogue intensifié sur les aspirations de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN et sur les réformes à mener en ce sens, sans préjudice de toute décision que l’Alliance prendrait à terme.
Quelques mois plus tard, dans la déclaration du sommet de Bucarest du 3 avril 2018 :
« L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN »
Les ministres des Affaires étrangères des pays de la Commission OTAN-Ukraine, réunis aujourd’hui à Bruxelles, ont souligné l’importance du Partenariat spécifique entre l’OTAN et l’Ukraine pour la sécurité et la stabilité de la région euro-atlantique tout entière, rappelant dans ce contexte le dixième anniversaire de la Charte de partenariat spécifique.
Ils ont fait le point sur les progrès accomplis dans la coopération OTAN-Ukraine depuis leur dernière réunion.
Les ministres ont également examiné les priorités que l’Ukraine s’est fixées pour ses politiques étrangère et de sécurité, ainsi que les perspectives de développement des relations OTAN-Ukraine, notamment le plan d’action OTAN-Ukraine et le Dialogue intensifié sur les aspirations de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN et sur les réformes à mener en ce sens, sans préjudice de toute décision que l’Alliance prendrait à terme. »
L’élargissement vers l’Est de l’OTAN est évidemment un fait que nul ne peut constester.
Revenons à notre scénario contrefactuel.
Imaginons l’absence d’élargissement vers l’Est de l’OTAN et posons nous la question de la possibilité d’un conflit armé de grande ampleur ayant une nature comparable à celui qui sévit actuellement ?
A cette question, il est raisonnable de penser qu’un tel conflit n’aurait pas eu lieu.
Attachons-nous maintenant à l’histoire événementielle et en particulier aux évènements dits de « Maïdan » et au coup d’État qui en résulta.
Au Kosovo, malgré la destruction par l’OTAN du potentiel économique vital de la Serbie en 78 jours, par le bombardement de sites abritant des infrastructures économiques, politiques et administratives, Slobodan Milosevic put se maintenir au pouvoir.
Cependant, un an après la fin de la guerre menée par l’OTAN, Slobodan Milosevic perdra les élections au terme d’une campagne non-violente contre son régime organisée par le mouvement « résistance ».
Lorsque les Russes apprendront que le mouvement « Résistance » avait été financé par des ONG américaines, ils considéreront que le mouvement de la population n’avait jamais revêtu un caractère spontané.
A cet égard, pour faire le parallèle avec l’Ukraine on peut citer une interview réalisée par CNN le 25 mai 2014, qui fait suite au coup d’Etat de Maïdan :
Le texte original en anglais a été reproduit ci-dessous avec sa traduction en français :
ZAKARIA: First on Ukraine. One of the things that many people recognized about you was that you, during the revolutions of 1989, funded a lot of dissident activities, civil society groups in Eastern Europe and Poland, the Czech Republic. Are you doing similar things in Ukraine?
ZAKARIA : « Tout d’abord sur l’Ukraine. Ce que chacun reconnait à votre sujet, c’est que pendant les révolutions de 1989, vous avez financé de nombreuses activités dissidentes, des groupes de la société civile en Europe de l’Est et en Pologne, en République tchèque. Faites-vous des choses similaires en Ukraine ? »
SOROS: Well, I set up a foundation in Ukraine before Ukraine became independent of Russia. And the foundation has been functioning ever since. And it played a — an important part in events now.
SOROS : « Eh bien, j’ai créé une fondation en Ukraine avant que l’Ukraine ne devienne indépendante de la Russie. Et la fondation fonctionne depuis. Et ça a joué un rôle important dans les évènements ayant cours maintenant. »
SOROS ON RUSSIAN ETHNIC NATIONALISM
Il faut savoir que le modus operandi des US et de l’OTAN lors de la Guerre contre la Serbie, fut théorisée par le major-général Vladimir Slipchenko qui qualifia ce nouveau type de guerre de « guerre sans contact », celle-ci étant fondée sur deux volets :
la privation de la source de pouvoir de l’adversaire à travers la destruction de son potentiel économique vital, d’une part,
et la manipulation du potentiel contestataire de la population, d’autre part.
Le concept de manipulation du pouvoir contestataire de la population est l’une des techniques utilisées par les US dans le cadre du « regime change » qu’ils ont pratiqué à de multiples reprises.
A cet égard, le très sérieux Think Tank « Carnegie Endowment for International Peace », dans un article du 12 mars 2018, soulignait que :
« les États-Unis étaient intervenus de manière illégitime dans de nombreuses élections étrangères, essayant de faire pencher les résultats en faveur des candidats que les États-Unis préféraient et, dans un plus petit nombre de cas, s’efforçant d’évincer des dirigeants légitimement élus que Washington considérait comme hostiles à sa sécurité et intérêts économiques. »
« Evincer des dirigeants légitimement élus », c’est exactement le scénario qui se produisit lorsque le Président Ukrainien, Viktor Ianoukovytch fut déposé de manière anticonstitutionnelle par le parlement.
Question : Les évènements de Maïdan aurait-il eu lieu en l’absence d’ingérence américaine dans les affaires intérieures de l’Ukraine ?
Réponse : Il est probable que non.
La conclusion, c’est qu’aujourd’hui, affirmer que l’intervention russe n’aurait pas été provoquée est difficilement tenable.
Peut-on en effet affirmer que la proposition selon laquelle « L’intervention russe en Ukraine n’aurait pas été provoquée par la politique d’élargissement vers l’Est de l’OTAN et par l’ingérence des néoconservateurs américains en Ukraine » est vraie ?
Je laisse au lecteur le soin de se documenter pour répondre à cette question.
Question : refuser de considérer la réalité pour ce qu’elle est, n’est ce pas s’empêcher de progresser vers un accord de paix pragmatique, c’est-à-dire réaliste ?
Plus grave, lorsqu’un cerveau normalement constitué a naturellement tendance à produire une analyse comparable à celle que je viens de développer, mais qui sous l’empire d’un biais de conformité s’attache au narratif officiel, n’est-il pas confronté à un phénomène de dissonance cognitive et n’est-il pas entretenu dans cet état de dissonance cognitive ?
Un gouvernement qui apprend à sa population à raisonner contre les faits et à perdre confiance en son propre jugement, qui dissuade les citoyens de recourir à la pensée analytique indépendante, ne commet-il pas une forme de crime diffus à l’égard de sa population en l’entrainant d’une certaine manière à réfléchir contre les faits.
Le grand débat philosophique qu’il faudra un jour ouvrir est selon moi le suivant :
Peut-on sacrifier la vérité au bénéfice d’un but à atteindre, et remplacer la vérité par une forme de post-vérité ?
Ma réponse est tout simplement « non »
Car les effets négatifs sur la durée d’un tel choix surpassent de loin, les prétendus effets bénéfiques court-termistes que procurent les raisonnements téléologiques qui malheureusement ont tendance à devenir la norme dans notre société dite post-moderne.
- Control the narrative, rule the world…
- La proposition selon laquelle « L’intervention russe en Ukraine n’aurait pas été provoquée par la politique d’élargissement vers l’Est de l’OTAN et par l’ingérence américaine en Ukraine » est-elle vraie ?
- VIOLS, PSYCHOTRAUMATISMES ET INDIGENCE DES POUVOIRS PUBLICS
- LANCEMENT DE NOTRE CAMPAGNE D’ADHESIONS
- POURQUOI L’EUROPE ?