Comme tous les réseaux sociaux, LinkedIn, Facebook… fonctionnent sur la base d’algorithmes dont l’un des effets indésirables est de contribuer à polariser et à fermer les esprits.
Evidemment, la polarisation et la fermeture d’esprit ne sont pas les buts recherchés par LinkedIn ou Facebook.
Il s’agit d’un effet collatéral d’une politique commerciale dont le modèle économique repose sur la nécessité d’exposer l’utilisateur à des contenus susceptibles de l’intéresser et auxquels il est susceptible d’adhérer, et ce, afin de capter et de conserver son attention.
Les anglo-saxons parlent du « business de l’attention » ou d’ « Attention Economy ». Ainsi, si vous ne payez pas le produit, c’est que vous êtes vous-même le produit.
Mais comment déterminer ce qui est susceptible de capter l’attention de l’utilisateur ?
Cette fonction est assurée par des algorithmes qui analysent notamment l’historique des interactions entre l’utilisateur et les contenus proposés, notamment les « likes » et autres appréciations.
L’exploitation de ces éléments permet de créer un profil virtuel par utilisateur, censé refléter ses goûts, ses opinions, ses affinités, ses thématiques préférées….
En fonction de ces éléments, des contenus sont automatiquement proposés, reflétant le plus souvent l’affinité présumée entre l’utilisateur et ces contenus.
Deux effets collatéraux résultent d’un tel processus, partie intégrante du modèle économique des réseaux sociaux : La polarisation et la fermeture d’esprit.
Evidemment, la polarisation et la fermeture d’esprit, sont en quelque sorte indissociables et se renforcent mutuellement.
Les conséquences qui en résultent sont inquiétantes.
Ce double phénomène génère des positionnements souvent dogmatiques en lieu et place de l’adoption de l’attitude critique chère à Paul Feyerabend.
L’attitude critique dont il est question ici est assez proche du « comportement scientifique » dont la marque est selon Imre Lakatos « un certain scepticisme, même à l’égard des théories qui nous sont les plus chères », « l’engagement aveugle à l’endroit d’une théorie n’étant pas une vertu, mais un crime intellectuel. »
Quant à L’attitude dogmatique, elle est justement caractérisée par une adhésion aveugle et inconditionnelle à une théorie, une proposition, un ensemble de convictions, dont on ne peut accepter qu’ils soient remis en cause ou même falsifiés par des faits ou remplacés par des contre-théories plus pertinentes.
En face d’une argumentation susceptible de saper les fondements de sa théorie de prédilection, l’homme dogmatique dispose de plusieurs mécanismes de défenses. Il pourra notamment :
Eluder le débat notamment pour fuir le doute.
A titre d’exemple on peut citer cette injonction coranique et la tradition islamique qui incitent à fuir ce qui pourrait faire douter :
« Quand tu vois ceux qui pataugent dans les discussions à propos de Nos versets, éloigne-toi d’eux jusqu’à ce qu’ils entament une autre discussion. » (Coran sourate 6 verset 68)
« Evite ce qui suscite en toi le doute au profit de ce qui ne provoque aucun doute » (Hadith rapporté par At-Thumidhi et An-Nassii)
Alors que le doute est l’un des fondements de la méthode cartésienne, il est considéré par certains comme le pire des dangers.
Fuir tout ce qui est susceptible de faire vaciller ses certitudes, filtrer tout ce qui est susceptible d’affaiblir ses convictions, permet au sujet pensant de maintenir un certain confort existentiel.
Ce type de posture révèle une attitude dogmatique.
Attribuer des intentions à l’auteur d’une argumentation susceptible d’affaiblir ses convictions pour s’abstenir de débattre sur le contenu.
Discuter de ses intentions potentielles en lieu et place du contenu de sa thèse. Une telle attitude relève également d’un comportement dogmatique ou de la mauvaise foi.
Face à un énoncé d’observation de nature à affaiblir une théorie de prédilection, créer une théorie auxiliaire (souvent ad hoc) visant à réinterpréter l’énoncé d’observation de sorte qu’il puisse être considéré comme corroborant la théorie de prédilection.
Parfois, une théorie sera élue, non pas parce qu’aux yeux de son promoteur elle représente la meilleure adéquation entre d’une part, l’intellect, et d’autre part, le réel duquel certains énoncés d’observation sont extraits, mais simplement parce que la promotion et la diffusion de ladite théorie sont de nature à permettre à son défenseur d’atteindre les buts qu’il s’est assigné et auxquels il est attaché.
Les juristes parlent de raisonnement téléologique et les sciences des religions, du raisonnement apologétique dont l’objet est d’interpréter les faits biographiques, y compris ceux qui devraient ternir l’image d’un personnage, à travers un prisme dogmatique de sorte de pouvoir continuer à louer cet objet de vénération et protéger sa réputation.
Ce type de raisonnement est censé être le contraire du raisonnement juridique classique.
En droit pénal par exemple la démarche est la suivante :
Des éléments matériels, des faits ou des actes juridiques sont rassemblés et examinés.
L’examen des faits donne lieu à une qualification juridique, qualification à laquelle est associée un régime juridique générant des conséquences juridiques bien déterminées.
Le raisonnement téléologique consiste à choisir par avance les conséquences juridiques désirées, et de déterminer au préalable le régime juridique susceptible de générer de telles conséquences, puis à interpréter les faits voire à leur tordre le coup de telle sorte que le régime juridique que l’on a préalablement sélectionné puisse effectivement s’appliquer.
Ce procédé peut-être considéré comme malhonnête, lorsque celui qui l’utilise le fait sciemment. Lorsque son usage est inconscient on parlera de biais cognitif.
Mais revenons au problème de la polarisation. La polarisation compromet les capacités de perfectionnement des individus en provoquant une fermeture d’esprit.
Notons cependant qu’un esprit non polarisé peut tout à fait choisir des positions tranchées.
Des idées peuvent être radicales sans pour autant que leur auteur les ait pensées sous l’effet d’une polarisation de son esprit.
Ainsi, absence de polarisation ne veut pas nécessairement dire « consensus ». Penser cela est une erreur très fréquente et regrettable.
Mais revenons à l’intérêt d’adopter une attitude critique en nous penchant sur la pensée de John Stuart Mill.
Voici ce qu’il dit en substance et que Paul Feyerabend résume parfaitement.
1°) Une conception qu’il peut être légitime de rejeter peut quand même être vraie et « le nier serait croire à notre infaillibilité »
2°) Une conception « problématique » peut « contenir, et très souvent contient une part de vérité »; et puisque l’opinion générale et dominante sur quelque sujet que ce soit n’est rarement, « ou jamais, la vérité toute entière, c’est seulement grâce au choc avec des opinions contraires que ce qui reste de vérité peut avoir quelque chance de s’offrir. »
3°) Une conception entièrement vraie mais non contestée « sera défendue comme s’il s’agissait d’un préjugé, avec une faible compréhension ou sentiment de ses fondements rationnels ».
4°) Y souscrire deviendra « qu’une simple profession de foi formelle », à moins que par contraste avec d’autres opinions, son sens ne puisse se révéler. »
Paul Feyerabend énonce enfin une 5ème raison plus technique :
« Les preuves que l’on peut avancer contre une opinion ne peuvent souvent être énoncées ou découvertes que grâce à une opinion différente. »
« Interdire l’usage d’alternatives jusqu’à ce que des faits contraires puissent apparaître, tout en demandant aux théories de se confronter aux faits, revient donc à vouloir mettre la charrue avant les bœufs ».
Pour résumer ce que Paul Feyerabend exprime parfaitement et pour marquer les esprits, on peut affirmer qu’aucun être humain ne peut avoir raison sur tout et que même l’être humain que l’on déteste le plus n’a jamais tort sur tout.
Se priver d’une idée ou d’une théorie pertinente parce que son auteur est un salaud est une entrave au progrès de l’esprit humain.
Certains répondront qu’un bon arbre produit nécessairement du bon fruit et qu’un salaud ne peut produire que des saloperies.
Ce raisonnement est erroné car il suppose que l’esprit du salaud dont il est question possèderait une cohérence et une consistance parfaite, ce qui n’est jamais le cas. C’est la raison pour laquelle, même un salaud peut émettre une théorie pertinente.
Enfin, il est important de rappeler au lecteur que la philosophie des sciences a démontré qu’aucune théorie n’était formellement démontrable.
En revanche, le propre des théories scientifiques est d’être conçues de telle sorte qu’elles s’exposent volontairement au risque de falsification et propose même des falsificateurs.
En revanche, toutes les théories ne se valent pas. Une théorie ayant un fort pouvoir heuristique, c’est-à-dire capable de produire ou ayant la prétention de produire des faits observables devra être préférée car elle fera partie des théories falsifiables.
Au contraire, la théorie selon laquelle les nuages sont mus par le souffle d’anges invisibles, est conçue de telle sorte qu’elle ne puisse en aucun cas être réfutée par un énoncé d’observation.
Quant à l’inductivisme naïf, selon lequel la méthode scientifique consisterait à assembler les faits, des énoncés d’observation, pour générer une théorie scientifique, elle a été disqualifié depuis bien longtemps. Pourtant, cette idée traine encore dans beaucoup d’esprit.
En réalité, la théorie ou l’hypothèse est toujours première. Elle est nécessairement le fruit d’une intuition. C’est seulement ensuite qu’elle doit se confronter aux faits susceptibles de la réfuter.
Il ne faut donc jamais s’interdire de penser, d’imaginer, d’être créatif, d’adopter l’anarchisme épistémologique voulu par Paul Feyerabend, et ce, afin d’inventer des hypothèses, des théories, dont il conviendra dans un deuxième temps de viser la falsification.
Quant à la polarisation des esprits à laquelle participe les algorithmes qui font vivre les réseaux sociaux, elle ferme les esprits à toutes sortes de théories alternatives, et empêche les mises en contraste éminemment nécessaires pour juger de la valeur heuristique d’une théorie.
Car encore une fois, aucune théorie (à l’exception des théories mathématiques) ne peut être formellement établie.
Ainsi la théorie de la relativité, est certes meilleure que la théorie newtonienne de la gravitation, mais pour autant on ne peut dire qu’elle est vraie, une autre théorie étant susceptible de venir un jour la remplacer.
Nous conclurons en formulant une proposition visant à réduire l’ effet de polarisation des réseaux sociaux.
L’idée est simple, la loi devrait imposer aux sociétés exploitant des réseaux sociaux qu’un pourcentage défini de contenus, 20 % ou 30 % soit proposé aux utilisateurs sur une base purement aléatoire.
Ainsi, deux types de contenus apparaitraient sur le fil d’actualité des utilisateurs. Le premier, proposé sur la base des algorithmes habituels et le deuxième sur une base aléatoire.
Le citoyen-utilisateur serait ainsi confronté plus souvent à des idées différentes des siennes, lui permettant d’envisager par comparaison, par contraste, par confrontation, la falsification éventuelle de ses théories de prédilection, pour cheminer vers une meilleure adéquation entre son intellect et la réalité.